-Soleil Noir- [Chapitre 9]

    Un soleil noir inonde la plaine du Har'sal. Une plaine désertique et aride teintées de roches ferreuses aux couleurs de rouille et de charbon. Nulle vie ne peut s'y développer ou même y prospérer. Pourtant, nombreuses furent les cités à se dresser hors du sable au cours des siècles passés. Des empires dominant de vastes étendues de terres, commerçants avec les plus grands royaumes et maniant l'art et la science comme nul autre État. Aujourd'hui, il ne reste que des ruines cyclopéennes à demies ensevelis par les dunes pour témoigner de cette gloire d'antan. Les temps ont bien changé, se répètent sans cesse les rares étrangers qui se hasardent à traverser le Har'sal. Et encore plus rares sont ceux qui survivent à ce type de périple. Car, il peut être aisée d'invoquer la folie pour une telle entreprise, toutefois, il n'en est rien... Le Har'sal se trouve être le cœur du vieux continent que l'on nommait autrefois Nethergrad, un désert sans fin qu'il faut soit traverser soit contourner. Hélas, cette deuxième solution, tient indubitablement de la folie. Il est une chose de voyager dans le sable chaud et il en est une autre d'oser affronter les mers du nord et du sud: la mer Syklaéenne et la mer profonde. Si le Har'sal est considéré par la populace comme un purgatoire terrestre, les deux étendues d'eau salée en sont indéniablement les enfers ! Il eut un temps, où le commerce maritime y était florissant. Puis, sans que l'on en sache la raison, les eaux bordant le continent insulaire se mirent à bouillir, atteignant des températures impossibles. Les poissons remontèrent à la surface, pâles et boursouflés, les algues mortes produisirent un amas gluant et toxique à la surface, tandis que le bois des navires marchands se ramollissait et se désagrègeait à toute vitesse... Les derniers marins ayant côtoyés les mers du nord et du sud, moururent dans d'atroces souffrances, de la même manière que l'on ébouillante un homard pour le faire cuir, les cris de douleur en plus...

Ainsi, le Har'sal, en dépit de son aridité et de sa quasi absence de civilisation ou d'oasis, reste la meilleure et la seule option pour rejoindre l'Est ou l'Ouest de Nethergrad, le continent insulaire, vieux de plusieurs cycles...

Le soleil noir, parmi toutes les singularités et malédictions qu'ont pu frapper Nethergrad, est finalement un phénomène plutôt récent. Une éclipse qui dure depuis bien trop d'année. La rencontre millénaire d'un astre avec un autre. Un alignement parfait et cyclique que de nombreuses civilisations oubliées ont pu vivre bien avant notre ère sans toutefois éprouver ce dérèglement astronomique. Une nouvelle facétie du destin... Une planète qui épouse une trajectoire similaire au soleil dans l'unique but de plonger une partie de notre continent dans une brûlante obscurité. Seules les extrémités de Nethergrad reçoivent une partie de la lumière de l'étoile, l'éclipse n'étant pas totale, les journées s'avèrent être presque normales. Quand au Har'sal, l'atmosphère y est crépusculaire. L'anneau rougeoyant qui détoure l'éclipse se révéle être une faible source de clarté. D'une chaleur intense en dépit de son faible rayonnement et dévastatrice pour l'oeil ! Tel un dieu qui ne veut être vu, le soleil noir parait aussi sournois qu'un piège à loup. Lever la tête pour observer cette beauté hors du commun et votre vue s'éteindra aussitôt dans une douleur saisissante...

Au creux d'une dune de sable, git les ruines d'un temple Namakéen, datant probablement de la chute de l'empire Netharien. Un voyageur y a trouvé refuge, assis contre un pilier en granit rongé par les tempêtes, il attend, le regard perdu dans l'horizon. Il porte un épais turban rouge, faisant obstacle à l'observation du soleil noir situé plus haut dans le ciel. L'homme au teint bruni par l'âge et la chaleur révèle un visage dur et expérimenté. Ses vêtements, bien que simples, s'avèrent en adéquation avec le climat, ni trop épais ni trop ouverts. Quand à ses mains, elles sont recouvertes de gants robustes et incrustés de rubis et d'éclats d'obsidienne. Des pierres précieuses qui se mettent aussitôt à réagir et à s'illuminer tandis que l'étranger prononce des paroles presque inaudibles coupées par le vent du désert. L'incantation émet de profondes vibrations dans le sol, la structure vieillissante du temple se met à trembler et une poussière antédiluvienne s'échappe dans les alizés. Alors que la terre devient de plus en plus instable, le voyageur décide de se lever tout en gardant la concentration de son sortilège. Pire encore, ses pieds se détachent de la terre pour léviter. Et dans un tumulte terrifiant, face à lui, des mains immenses couvertes d'or et d'ivoire émergent des dunes ! Deux mains de la taille d'un cheval chacune percent le désert faisant voler la roche plus épaisse en profondeur sur le temple et ses environs. Puis, après quelques secondes, c'est au tour des bras tout entiers de s'émanciper du sable, eux aussi recouverts d'or et d'ivoire. Les mains géantes cherchent un appui et viennent se poster sur d'autres fragments des ruines Namakéennes avant de hisser hors du sable le reste du corps squelettique !
L'impressionnant spectacle s’achève par l'exhumation du crâne du titan du Har'sal. Une créature humanoïde dénuée de chair et de muscle. Une pâle parodie d'un corps d'homme, pourtant intégralement décoré et orné de métaux précieux et d'ivoire. La tête a l'aspect d'un chacal mort. Du sable coule en abondance de ses orbites, tandis qu'un souffle putride s'échappe par pulsations de ses narines racornies. Chose étrange, le visage est plutôt sombre, créant un contraste fort avec le reste de son anatomie.

Le démon tout droit sorti des profondeurs agrippe deux colonnes en granit du temple, les arrache et les dévore comme s'il s'agissait de vulgaires friandises! Aussitôt, un semblant de vitalité parcoure les veines saillantes et argentées du squelette géant. Il marque une pause, observant avec attention le voyageur isolé, toujours en état de lévitation. Après quelques effroyables rugissements inutiles, se décide à parler d'une voix rugueuse et bestiale.

_ Qui es-tu, humain ? demande-t-il en crachant plusieurs nuages de poussière.
_ Ton créditeur... Tu me dois une vie à présent, prononçe l'étranger d'un ton direct.
_ Comment ? Je ne dois rien à personne, vermine que tu es ! Sais-tu à qui tu t'adresses ? Je suis...
_ Le grand Nemros, dieu enfoui sous la terre, seigneur des démons et des chimères, geôlier des morts... Oui je sais qui tu es, répond-il après l'avoir coupé. Je sais aussi que je t'ai libéré de ta prison ancestrale et sans moi tu y serais pour encore de très nombreux cycles, voir même jusqu'à la fin des temps ! C'est pour cela que tu m'es redevable, souverain dessous la terre...
Le démon blanc à tête de chacal, toujours à demi enterré, tente de s'extirper du désert dans un élan de rage. La roche et les blocs de granit volent en éclats contre les dunes, toutefois, en dépit de sa condition divine, Nimros reste cloué au sol. Il approche l'un de ses orbites vides vers son interlocuteur et le défigure de haut en bas avant de reprendre la parole d'une voix d'outre-tombe.
_ Que désires-tu, humain ? rechigne le géant.
_ Tu le sauras bientôt...
_ Cesse de jouer avec moi ! Je pourrais te pulvériser dans mes mains, sale avorton !
_ Je n'en doute pas, j'imagine déjà l'effroyable douleur qui en résulterait ! Toutefois, qui d'autre que moi pourra achever la tâche que j'ai entamée ?
_ Tu dois être sacrément malin, ou fou, pour négocier avec un dieu... Soit, je veux bien me plier, temporairement, à ta volonté, termine-t-il en insistant bien sur le temporairement.

Face à cette entente, le voyageur recule et achève l'incantation en faisant tournoyer ses mains gantées rougeoyantes. Nimros, après un terrible effort, parvient enfin à s'extirper totalement du sol chaud et volatile. Haut d'une trentaine de mètres, le sorcier humain parait ridiculement petit. Pour autant, l'homme au turban n'éprouve nulle peur face à cette démonstration de force.

_ Je pourrais te broyer sous mes pieds petite créature...
_ Néanmoins, tu n'en feras rien. Si tu me tues, le sortilège qui t'a permis de sortir du sable, t'y renverras aussitôt !
_ Quel esprit pervers ... J'apprécie cette qualité chez les gens de ton espèce. Tu commences à me plaire. Que veux-tu ?
_ À l'Est d'ici, aux frontières du Har'sal se trouve une cité. Riche et prospère. Je la convoite comme on convoiterait une femme. Aide-moi à la conquérir et je te rendrai ta liberté, ô seigneur Nimros !
_ Une cité ? Pour un seul homme... Décidément, on est fait pour s'entendre. Tiendras-tu paroles ? Murmure le démon dans une toux rauque et poussiéreuse.
_ Je le jure, que le soleil noir me carbonise si un tel pacte est rompu !